vendredi 20 mai 2011

F. NIETZSCHE - Par delà bien et mal

     L'entité impérieuse que le peuple nomme "esprit" aspire à régner et à se sentir maitresse au-dessus de soi et autour de soi : elle veut aller de la multiplicité à la simplicité par un acte de volonté, par un acte de volonté synthétique, contraignant, autoritaire et réellement dominateur. Sur ce point ses exigences et ses facultés sont celles mêmes que les naturalistes relèvent dans tout ce qui vit, s'accroît et se multiplie.

L'aptitude de l'esprit à s'approprier ce qui lui est étranger se manifeste dans sa forte tendance à assimiler le neuf à l'ancien, à simplifier le complexe, à négliger ou à repousser l'hétérogène; de même il souligne arbitrairement, isole et falsifie à sa convenance certains traits de ce qui lui est étranger et appartient au "monde extérieur". Son dessein est de s'incorporer de nouvelles "expériences", de ranger le nouveau dans le cadre du connu, plus précisément d'avoir le sentiment d'une croissance, d'une force multipliée. Cette intention se trouve servie par un instinct en apparence contraire : l'esprit se résout brusquement à l'ignorance, il se ferme arbitrairement, il bouche ses fenêtres, il repousse telle ou telle chose, il ne veut pas la connaître, il se met en état de défense à l'égard d'un savoir possible, il se satisfait de l'obscurité, d'un horizon borné, il accueille et approuve l’ignorance, — toutes choses nécessaires selon le degré de sa force d'assimilation, de son "pouvoir de digestion", pour prendre une image, car en vérité c'est encore à l'estomac que l'"esprit" s'apparente le plus.

Il faut tenir compte aussi de la volonté qu'a l'esprit de se laisser tromper à l'occasion, non sans soupçonner que les choses ne sont pas comme on le prétend et que ce qu'on en dit repose sur une convention; alors il prend plaisir à cette incertitude et à cette ambiguïté, se réjouit de l'étroitesse volontaire et confortable du recoin où il se cantonne, se délecte des apparences les plus immédiates, de la surface, de ce qui agrandit, rapetisse, déplace, embellit les choses, savoure à part soi l'arbitraire de toutes ces manifestations de sa puissance.

     Il faut relever enfin le goût pervers qu'a l'esprit de donner le change à d'autres esprits et de se déguiser devant eux, cette constante poussée en lui d'une force créatrice, formatrice et en continuelle métamorphose : l'esprit savoure dans une telle activité sa ruse et sa capacité de se travestir; il y puise aussi le sentiment de sa sécurité, car c'est par ses artifices de Protée qu'il se défend et se cache le mieux. — C'est cette aspiration à l'apparence, à la simplification, au masque, au manteau, bref à la surface — car toute surface est un manteau — que contrecarre la tendance la plus noble à la connaissance, laquelle va et veut aller à la racine et à la complexité des choses ; il y a là une cruauté de la conscience intellectuelle et d'un goût que tout penseur courageux reconnaîtra en soi, pourvu qu'il ait, comme il se doit, suffisamment aiguisé et endurci le regard qu'il porte sur lui-même et se soit accoutumé à une stricte discipline, à des paroles sans complaisance. Il dira qu' "il y a quelque chose de cruel dans son esprit", et les coeurs vertueux, les esprits aimables ne manqueront pas de lui arracher cet aveu.

     De fait, il serait plus exact de nous imputer, de vanter en nous, non pas la cruauté, mais une excessive sincérité, notre sincérité de libres, très libres esprits. Peut-être sera-t-elle un jour notre gloire posthume ? En attendant, car nous n'en sommes pas là, nous sommes moins enclins que personne à nous parer du brillant des sentences morales : toute notre oeuvre antérieure nous détourne d'y prendre goût et nous rend odieuse leur impudente solennité. Ce sont de beaux mots, éclatants, sonores et pompeux que ceux de probité, d'amour de la vérité, d'amour de la sagesse, de sacrifice de soi-même en faveur de la connaissance, d'héroïsme du vrai; ils comportent quelque chose qui vous gonfle de fierté.

Mais nous, solitaires, nous, marmottes et marmotteurs, voila longtemps que nous avons reconnu, dans le secret de nos coeurs d'ermites, que tout ce respectable faste verbal relève de la vieille panoplie de mensonges, de la poussière dorée dont se revêt inconsciemment la vanité humaine, et qu'il faut retrouver sous les flatteuses couleurs de ce camouflage le texte primitif, le texte effrayant de l'homme naturel. Replonger l'homme dans la nature; faire justice des nombreuses interprétations vaniteuses, aberrantes et sentimentales qu'on a griffonnées sur cet éternel texte primitif de l'homme naturel; vouloir que l'homme se tienne désormais en face de l'homme comme, aujourd'hui déjà, dans la discipline de l'esprit scientifique, il se tient en face de l'autre nature, avec les yeux sans peur d'un Oedipe et les oreilles bouchées d'un Ulysse, sourd à tous les appeaux des vieux oiseleurs métaphysiques qui lui flûtent depuis trop longtemps : "Tu es davantage! tu as l'âme plus haute! tu as une autre origine!", voila qui peut sembler une tâche étrange et folle, mais une tâche, qui le niera ?

     Pourquoi l'avons-nous choisie, cette tâche insensée ? Ou, en d'autres termes : pourquoi la connaissance ? — Tout le monde nous le demandera. Et nous, pressés de la sorte, nous qui nous sommes interrogés cent fois sur ce sujet, nous n'avons trouvé et ne trouvons pas de meilleure réponse...





NIETZSCHE, "Nos vertus", 1885.

lundi 16 mai 2011

Arthur RIMBAUD - Illuminations

    
          Ville

     Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle fumée de charbon, — notre ombre des bois, notre nuit d'été ! — des Erynnies nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon coeur puisque tout ici ressemble à ceci, — la mort sans pleurs, notre active fille et servante, et un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.


*


     J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.


*


          Démocratie


     "Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
     "Aux centres, nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
     "Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
     "Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route !"


*


           Matinée d'ivresse


     Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l'oeuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie. Ô maintenant nous si digne de ces tortures ! rassemblons fermement cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant nous saisir sur [-] le [-] champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de parfums.
     Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
     Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifiés. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
     Voici le temps des Assassins.





Arthur RIMBAUD, 1873.

mardi 3 mai 2011

Roberto JUARROZ - Poésie Verticale (2)

A la racine de la parole
jouent diverses amours, 
mais aussi une sombre couleur,
pareille aux drapeaux d'une bataille perdue.


Parler c'est vivre d'une autre manière,
mais aussi mourir d'une autre manière, 
comme si vivre était mourir,
comme si mourir était vivre.


A la racine de la parole
tout amour va au-delà de ce qu'il aime, 
mais en ramène une fleur imprudemment obscure
et reconnaît qu'il n'ira pas plus loin.


De là vient qu'après la parole
à sa racine s'ouvre un espace sans passion ni sarcasme, 
un espace d'où peut librement se lever
l'absence plus qu'humaine qui habite dans l'homme. 


*


Un amour au-delà de l'amour, 
plus haut que le rite du lien, 
au-delà du jeu sinistre
de la solitude et de la compagnie. 


Un amour qui n'ait pas à revenir, 
mais non plus à s'en aller.
Un amour non soumis 
aux frénésies d'aller et venir, 
d'être éveillés ou endormis, 
d'appeler ou de se taire. 


Un amour pour être ensemble
ou pour ne l'être pas, 
mais aussi pour tous les états intermédiaires. 


Un amour qui serait comme ouvrir les yeux, 
Et peut-être aussi comme les fermer. 








Roberto JUARROZ, Cinquième Poésie Verticale, 1974.

(Les recueils de Poésie Verticale sont traduits de l'argentin en quinze tomes aux éditions Le Cornier et José Corti).

Roberto JUARROZ - Poésie Verticale

Nous restons figés parfois
au milieu d'une rue,
d'un mot
ou d'un baiser;
les yeux immobiles
comme deux longs verres d'eau solitaire,
la vie immobile
et les mains inertes entre un geste et celui qui aurait suivi,
comme si elles n'étaient plus nulle part.
Nos souvenirs alors sont d'un autre
dont à peine nous nous souvenons.


C'est comme si nous prêtions notre vie pour un temps,
sans l'assurance qu'elle nous sera rendue
et sans que personne nous l'ait demandée,
mais en sachant qu'elle sert alors
à quelque chose qui nous concerne plus que tout.


La mort n'est-elle un prêt, elle aussi,
au milieu d'une rue
d'un mot
ou d'un baiser ?


*


Il est plus facile de rayer l'obscurité que la lumière.
Y suffit le trait de craie d'une pensée.
Pour rayer la lumière, 
il faut aussi la poussière en suspension d'un regard
ou du moins sa séquelle furtive. 


A leur tour, l'obscurité et la lumière rayent l'oeil,
mais elles ne peuvent rayer la pensée, 
sa transparence minérale, 
son cristal toujours en fuite. 


Et pourtant, 
la pensée a ses rayures aussi, 
bien que jamais elle ne les pense. 






Roberto JUARROZ, Troisième poésie verticale, 1965.

jeudi 28 avril 2011

Emily DICKINSON, Poèmes

L'Eau, s'apprend par la soif.                                   Water, is taught by thirst.
La Terre — par les Mers franchies.                         Land — by the Oceans passed.
L'Extase — par les affres —                                  Transport — by throe —
La Paix — par le récit de ses combats —               Peace — by its battles told —
L'Amour, par l'Effigie —                                         Love, by Memorial Mold —
L'Oiseau — par la Neige.                                       Birds, by the Snow.


*


Folles Nuits — Folles Nuits !                                   Wild Nights — Wild Nights!
Si j'étais avec toi                                                    Were I with thee
De Folles Nuits seraient                                          Wild Nights should be
Notre volupté !                                                       Our luxury!

Futiles — les Vents —                                            Futile — the Winds —
Pour un Coeur au havre —                                      To a Heart in port —
Adieu Compas —                                                   Done with the Compass —
Adieu Carte !                                                         Done with the Chart!

Voguer dans l'Eden —                                             Rowing in Eden —
Ah, la Mer !                                                            Ah, the Sea!
Si je pouvais cette Nuit — jeter l'ancre —                 Might I but moor — Tonight —
En Toi !                                                                 In Thee!





Emily DICKINSON, Poèmes d'avant 1862. 

mercredi 27 avril 2011

J.M. COETZEE, Foe

Nous restâmes allongés en silence,              For a while we lay in silence, Foe on
Foe de son côté, moi du mien. Enfin             his side, I on mine. At last Foe spoke. 
Foe parla.                                                      'I ask myself sometimes,' he said, 'how
"Je m'interroge parfois, dit-il, sur ce              it would be if God's creatures had no
qui arriverait si les créatures de Dieu            need of sleep. If we spent all our  
n'avaient pas besoin de sommeil. Si             lives awake. If we spent all our lives
nous passions nos vies éveillés, en             awake, would we be better people for
serions-nous meilleurs ou pires ?"                it or worse?'
A cet étrange discours, je ne trouvai            To this strange opening I had no
pas de réponse.                                             reply.
"Serions-nous meilleurs ou pires,                 'Would we be better or worse, I mean,'
veux-je dire, continua-t-il, si nous                 he went on, 'if we were no longer to
n'avions plus l'occasion de descendre          descend nightly into ourselves and
nuitamment au fond de nous-mêmes            meet  what we meet there?'
et d'y rencontrer ce que nous y                    'And what might that be?' said I.
rencontrons ?                                             'Our darker selves,' said he. 'Our
— Et qu'est-ce donc ? demandai-je.             darker selves, and other phantoms
— Notre face cachée, dit-il. Notre                too.' And then, abruptly: 'Do you sleep,
face cachée, et aussi d'autres spectres."      Susan?'
Puis, abruptement : " Dormez-vous,             'I sleep very well, despite all,' I replied.
Susan ?                                                         'And do you meet with phantoms in
— Je dors fort bien, en dépit de tout,            your sleep?'
répondis-je.                                                'I dream, but I do not call the figures
— Et rencontrez-vous des spectres              phantoms that come to me in dreams.'
dans votre sommeil ?                                       'What are they then?'
— Je rêve, mais je n'appelle pas spectres    'They are memories, memories of my
les images qui me viennent en rêve.             waking hours, broken and mingled
— Que sont-elles donc ?                                 and altered.'
— Ce sont des souvenirs, des souvenirs      'And are they real?'
de mes heures de veille, rompus, mêlés,      'As real, or as little real, as the
transformés.                                                 memories themselves.'
— Qu'en est-il de leur réalité ?                     'I read in an old Italian author of a
— Elles ont autant ou aussi peu de              man who visited, or dreamed he
réalité que les souvenirs eux-mêmes.           visited, Hell', said Foe. 'There he met
— J'ai lu chez un vieil auteur italien             the souls of the dead. One of the souls 
l'histoire d'un homme qui visita l'Enfer,         was weeping."Do not suppose, mortal,"
ou rêva qu'il le visitait, dit Foe. Là, il            said the soul, addressing him, "that
rencontra les âmes des morts. Une de         because I am not substantial these
ces âmes pleurait. "N'imagine pas,              tears you behold are not the tears of a
mortel, dit l'âme en s'adressant à lui,           true grief." '
que parce que je ne suis pas substantiel     'True grief, certainly, but whose?' said
les larmes que tu me vois verser                 I 'The ghost's or the Italian's?'
ne sont pas le fait d'une douleur
véritable."
— Douleur véritable, certes, mais de
qui était-ce la douleur ? dis-je.
Du fantôme ou de l'Italien ?"


J.M. COETZEE, 1986.

mardi 26 avril 2011

Andrée CHEDID - Visage premier

Le silence à vivre


Certaines tombes ne jaunissent pas
Certaines fins multiplient le vertige
Certains départs s'adossent à la fraîche souffrance
Certains corps brûlent à tous les âges du nôtre


Certaines paroles bouleversent
Tout le silence à vivre.




De face


Parfois     je me tiens à l'affût
du mort que je serai


De son côté
La plaine n'a plus besoin de bâtisseurs
Ni le temps de mesure


L'appel des corps s'est tu
Les rumeurs se dissipent
Le visage s'est accompli



Puis d'un coup je pivote
Et rejoins ma durée
Tout est encore devant
Toutes les énigmes me sondent
Toutes mes ailes s'ébranlent


J'entre
De face
Dans la houle des vivants.


Andrée CHEDID, 1970-1972

MILAN KUNDERA - L'Ignorance

Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. Pour cette notion fondamentale, la majorité des Européens peuvent utiliser un mot d'origine grecque (nostalgie, nostalgia), puis d'autres mots ayant leurs racines dans la langue nationale : añoranza, disent les Espagnols ; saudade, disent les Portugais. Dans chaque langue, ces mots possèdent une nuance sémantique différente. Souvent, ils signifient seulement la tristesse, causée par l'impossibilité du retour au pays. Mal du pays. Mal du chez-soi. Ce qui, en anglais, se dit : homesickness. Ou en allemand : Heimweh. En hollandais : heimwee. Mais c'est une réduction spatiale de cette grande notion. L'une des plus anciennes langues européennes, l'islandais, distingue bien deux termes : söknudur : nostalgie dans son sens général ; et heimfra : mal du pays. Les Tchèques, à côté du mot nostalgie pris du grec, ont pour cette notion leur propre substantif, stesk, et leur propre verbe ; la phrase d'amour tchèque la plus émouvante : stýská se mi po tobe ; j'ai la nostalgie de toi ; je ne peux supporter la douleur de ton absence. En espagnol, añoranza vient du verbe añorar (avoir de la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer). Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l'ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s'y passe. Certaines langues ont quelques difficultés avec la nostalgie : les Français ne peuvent l'exprimer que par le substantif d'origine grecque et n'ont pas de verbe ; ils peuvent dire : je m'ennuie de toi mais le mot s'ennuyer est faible, froid, en tout cas trop léger pour un sentiment si grave. Les Allemands utilisent rarement le mot nostalgie dans sa forme grecque et préfèrent dire Sehnsucht : désir de ce qui est absent ; mais la Sehnsucht peut viser aussi bien ce qui a été que ce qui n'a jamais été (une nouvelle aventure) et elle n'implique donc pas nécessairement l'idée d'un nostos ; pour inclure dans la Sehnsucht l'obsession du retour, il faudrait ajouter un complément : Sehnsucht nach der Vergangenheit, nach der verlorenen Kindheit, nach der ersten Liebe (désir du passé, de l'enfance perdue, du premier amour).

C'est à l'aube de l'antique culture grecque qu'est née L'Odyssée, l'épopée fondatrice de la nostalgie. Soulignons-le : Ulysse, le plus grand aventurier de tous les temps, est aussi le plus grand nostalgique. Il alla (sans grand plaisir) à la guerre de Troie où il resta dix ans. Puis il se hâta de retourner à son Ithaque natale mais les intrigues des dieux prolongèrent son périple d'abord de trois années bourrées d'évènements les plus fantasques, puis de sept autres années qu'il passa, otage et amant, chez la déesse Calypso qui, amoureuse, ne le laissait pas partir de son île.

Au cinquième chant de L'Odyssée, Ulysse lui dit : "Toute sage qu'elle est, je sais qu'auprès de toi, Pénélope serait sans grandeur ni beauté... Et pourtant le seul vœu que chaque jour je fasse est de rentrer là-bas, de voir en mon logis la journée du retour!" Et Homère continue : "Comme Ulysse parlait, le soleil se coucha ; le crépuscule vint : sous la voûte, au profond de la grotte, ils rentrèrent pour rester dans les bras l'un de l'autre à s'aimer."

[...] Ulysse vécut chez Calypso une vraie dolce vita, vie aisée, vie de joies. Pourtant, entre la dolce vita à l'étranger et le retour risqué à la maison, il choisit le retour. A l'exploration passionnée de l'inconnu (l'aventure), il préféra l'apothéose du connu (le retour). A l'infini (car l'aventure ne prétend jamais finir), il préféra la fin (car le retour est la réconciliation avec la finitude de la vie).

Sans le réveiller, les marins de Phéacie déposèrent Ulysse dans des draps sur la rive d'Ithaque, au pied d'un olivier, et partirent. Telle fut la fin du voyage. Il dormait, épuisé. Quand il se réveilla, il ne savait pas où il était. Puis Athéna écarta la brume de ses yeux et se fut l'ivresse ; l'ivresse du Grand Retour ; l'extase du connu ; la musique qui fit vibrer l'air entre la terre et le ciel : il vit la rade qu'il connaissait depuis son enfance, la montagne qui la surplombait, et il caressa le vieil olivier pour s'assurer qu'il était resté tel qu'il était vingt ans plus tôt.

En 1950, alors qu'Arnold Schönberg était aux Etats-Unis depuis dix-sept ans, un journaliste lui posa quelques questions perfidement naïves : est-ce vrai que l'émigration fait perdre aux artistes leur force créatrice ? que leur inspiration se dessèche dès que les racines du pays natal cessent de la nourrir ?

Figurez-vous ! Cinq ans après l'Holocauste ! Et un journaliste américain ne pardonne pas à Schönberg son manque d'attachement pour ce bout de terre où, devant ses yeux, l'horreur de l'horreur s'était mis en branle ! Mais rien à faire. Homère glorifia la nostalgie par une couronne de laurier et stipula ainsi une hiérarchie morale des sentiments. Pénélope en occupe le sommet, très haut au-dessus de Calypso.

Calypso, ah Calypso ! Je pense souvent à elle. Elle a aimée Ulysse. Ils ont vécu ensemble sept ans durant. On ne sait pas pendant combien de temps Ulysse avait partagé le lit de Pénélope, mais certainement pas aussi longtemps. Pourtant on exalte la douleur de Pénélope et on se moque des pleurs de Calypso.

Milan KUNDERA - 2000

lundi 25 avril 2011

TAHAR BEN JELLOUN - Adresse

        On me dit : "Écris-nous des choses douces, des romances et des folies, des printemps et des nuits de mystère, écris-nous des belles histoires qui donnent du rêve et de la beauté, écris-nous des vers simples et purs comme l'eau de l'enfance, des maisons vastes et remplies, des terrasses inondées de lumière et de secrets, des visages et des mains qui portent fièrement le temps, des cœurs qui saignent de joie et des yeux qui palpitent de vie, écris-nous la fidélité des jours aux couleurs apaisantes, le désir qui chante l'âme entêtée et légère, écris-nous la félicité des jours sans nuages, les fontaines où des biches blêmes viennent boire, écris sur les draps d'insomnie l'histoire des clandestins de l'amour, les naufragés du feu ranimant les passions, écris-nous de la musique qui réveille le cœur des absents et qui nous ramène les fruits de l'hiver, écris-nous une fable où Dieu existe et aime les pauvres, une fable, une prière où les hommes renoncent à donner de la douleur au monde, si tu ne sais pas écrire de la musique, dessine un ballet de moineaux dans le crépuscule, un chant lyrique qui monte vers le ciel, dessine les larmes heureuses de toutes les mères qui retrouvent leur enfant, les cris de l'amour infini, dessine le pain trempé dans l'huile d'olive qu'on donne en offrande à l'étranger, raconte l'exil sans chimères quand le soleil trace le chemin du vivre, renonce à la mélancolie des jours dans la lenteur du vide, dessine un ciel qui verse du bleu dans les cœurs et fait danser les étoiles dans la paume de la main, essaie de dire ce qui se dissimule derrière les mots, ce qui fuit entre les doigts des laveurs de morts, les mots qui masquent d'autres paroles indicibles ou insupportables, essaie de traduire les silences les plus lourds comme s'ils étaient des bulles qui chantent et dansent, tu dis que la poésie est impossible mais non la route qui mène vers la lumière, que de livres, que de livres, baveux, bavards, braves comme on dit d'un pauvre homme pathétique, non, écris-nous des choses douces mais qui donnent la migraine, des choses brûlantes qui déchirent la paix et ses illusions, écris-nous des choses impossibles à voir, à entendre, à prendre, à avaler, à offrir, des choses qui disent la vie dans sa cruauté, la vie bourrée de contradictions, la vie qui se promène la mort en bandoulière, écris-nous des textes illisibles parce que la fièvre les a recouverts de sa morgue, des textes qui font des trous dans le corps, qui brûlent les yeux et assèchent la bouche, dis-nous l'insondable, l'innommable, le fourbe et l'inexorable.

Non? Tu ne peux pas? Tu en es incapable, tu as peur, peur de mourir à force de taquiner la vieille, la très vieille faucheuse des âmes les plus tendres, les plus naïves, tu crains que les gens ne te lisent plus, que les femmes te préfèrent les charlatans qui font des romans  comme l'horoscope, que les hommes t'envoient en enfer, l'oubli et le déclin, dis-nous l'être, ce rêve impossible, cette illusion volatile qui règne avec bruit et indécence, rien, le rien, le flocon d'une neige artificielle, le hasard et le néant, tu ne peux pas le dire, tu ne peux pas trouver les mots pour l'écrire, tu veux croire encore à la poésie, celle des gestes improbables des hommes, celle de la rosée et des laves qui coulent sur les pierres noires, la poésie qui surgit comme une erreur dans le calcul minutieux et inutile, la poésie est inutile, gratuite, absolument gratuite et inutile comme la beauté inaccessible d'un temps qui se fait écume à l'infini, dessine ou écris, mais ne nous dit plus que l'âme est tarie, que la source s'est égarée, l'eau du mystère coule encore, attend la nuit et ses ombres, attends le silence qui écrase ta poitrine et te soulève comme une feuille sèche d'automne, le songe te donne un baiser pour que jamais tu ne tombes dans la brutalité d'un monde fou de laideur."


Mai 2006, Tahar BEN JELLOUN