vendredi 20 mai 2011

F. NIETZSCHE - Par delà bien et mal

     L'entité impérieuse que le peuple nomme "esprit" aspire à régner et à se sentir maitresse au-dessus de soi et autour de soi : elle veut aller de la multiplicité à la simplicité par un acte de volonté, par un acte de volonté synthétique, contraignant, autoritaire et réellement dominateur. Sur ce point ses exigences et ses facultés sont celles mêmes que les naturalistes relèvent dans tout ce qui vit, s'accroît et se multiplie.

L'aptitude de l'esprit à s'approprier ce qui lui est étranger se manifeste dans sa forte tendance à assimiler le neuf à l'ancien, à simplifier le complexe, à négliger ou à repousser l'hétérogène; de même il souligne arbitrairement, isole et falsifie à sa convenance certains traits de ce qui lui est étranger et appartient au "monde extérieur". Son dessein est de s'incorporer de nouvelles "expériences", de ranger le nouveau dans le cadre du connu, plus précisément d'avoir le sentiment d'une croissance, d'une force multipliée. Cette intention se trouve servie par un instinct en apparence contraire : l'esprit se résout brusquement à l'ignorance, il se ferme arbitrairement, il bouche ses fenêtres, il repousse telle ou telle chose, il ne veut pas la connaître, il se met en état de défense à l'égard d'un savoir possible, il se satisfait de l'obscurité, d'un horizon borné, il accueille et approuve l’ignorance, — toutes choses nécessaires selon le degré de sa force d'assimilation, de son "pouvoir de digestion", pour prendre une image, car en vérité c'est encore à l'estomac que l'"esprit" s'apparente le plus.

Il faut tenir compte aussi de la volonté qu'a l'esprit de se laisser tromper à l'occasion, non sans soupçonner que les choses ne sont pas comme on le prétend et que ce qu'on en dit repose sur une convention; alors il prend plaisir à cette incertitude et à cette ambiguïté, se réjouit de l'étroitesse volontaire et confortable du recoin où il se cantonne, se délecte des apparences les plus immédiates, de la surface, de ce qui agrandit, rapetisse, déplace, embellit les choses, savoure à part soi l'arbitraire de toutes ces manifestations de sa puissance.

     Il faut relever enfin le goût pervers qu'a l'esprit de donner le change à d'autres esprits et de se déguiser devant eux, cette constante poussée en lui d'une force créatrice, formatrice et en continuelle métamorphose : l'esprit savoure dans une telle activité sa ruse et sa capacité de se travestir; il y puise aussi le sentiment de sa sécurité, car c'est par ses artifices de Protée qu'il se défend et se cache le mieux. — C'est cette aspiration à l'apparence, à la simplification, au masque, au manteau, bref à la surface — car toute surface est un manteau — que contrecarre la tendance la plus noble à la connaissance, laquelle va et veut aller à la racine et à la complexité des choses ; il y a là une cruauté de la conscience intellectuelle et d'un goût que tout penseur courageux reconnaîtra en soi, pourvu qu'il ait, comme il se doit, suffisamment aiguisé et endurci le regard qu'il porte sur lui-même et se soit accoutumé à une stricte discipline, à des paroles sans complaisance. Il dira qu' "il y a quelque chose de cruel dans son esprit", et les coeurs vertueux, les esprits aimables ne manqueront pas de lui arracher cet aveu.

     De fait, il serait plus exact de nous imputer, de vanter en nous, non pas la cruauté, mais une excessive sincérité, notre sincérité de libres, très libres esprits. Peut-être sera-t-elle un jour notre gloire posthume ? En attendant, car nous n'en sommes pas là, nous sommes moins enclins que personne à nous parer du brillant des sentences morales : toute notre oeuvre antérieure nous détourne d'y prendre goût et nous rend odieuse leur impudente solennité. Ce sont de beaux mots, éclatants, sonores et pompeux que ceux de probité, d'amour de la vérité, d'amour de la sagesse, de sacrifice de soi-même en faveur de la connaissance, d'héroïsme du vrai; ils comportent quelque chose qui vous gonfle de fierté.

Mais nous, solitaires, nous, marmottes et marmotteurs, voila longtemps que nous avons reconnu, dans le secret de nos coeurs d'ermites, que tout ce respectable faste verbal relève de la vieille panoplie de mensonges, de la poussière dorée dont se revêt inconsciemment la vanité humaine, et qu'il faut retrouver sous les flatteuses couleurs de ce camouflage le texte primitif, le texte effrayant de l'homme naturel. Replonger l'homme dans la nature; faire justice des nombreuses interprétations vaniteuses, aberrantes et sentimentales qu'on a griffonnées sur cet éternel texte primitif de l'homme naturel; vouloir que l'homme se tienne désormais en face de l'homme comme, aujourd'hui déjà, dans la discipline de l'esprit scientifique, il se tient en face de l'autre nature, avec les yeux sans peur d'un Oedipe et les oreilles bouchées d'un Ulysse, sourd à tous les appeaux des vieux oiseleurs métaphysiques qui lui flûtent depuis trop longtemps : "Tu es davantage! tu as l'âme plus haute! tu as une autre origine!", voila qui peut sembler une tâche étrange et folle, mais une tâche, qui le niera ?

     Pourquoi l'avons-nous choisie, cette tâche insensée ? Ou, en d'autres termes : pourquoi la connaissance ? — Tout le monde nous le demandera. Et nous, pressés de la sorte, nous qui nous sommes interrogés cent fois sur ce sujet, nous n'avons trouvé et ne trouvons pas de meilleure réponse...





NIETZSCHE, "Nos vertus", 1885.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire