jeudi 28 avril 2011

Emily DICKINSON, Poèmes

L'Eau, s'apprend par la soif.                                   Water, is taught by thirst.
La Terre — par les Mers franchies.                         Land — by the Oceans passed.
L'Extase — par les affres —                                  Transport — by throe —
La Paix — par le récit de ses combats —               Peace — by its battles told —
L'Amour, par l'Effigie —                                         Love, by Memorial Mold —
L'Oiseau — par la Neige.                                       Birds, by the Snow.


*


Folles Nuits — Folles Nuits !                                   Wild Nights — Wild Nights!
Si j'étais avec toi                                                    Were I with thee
De Folles Nuits seraient                                          Wild Nights should be
Notre volupté !                                                       Our luxury!

Futiles — les Vents —                                            Futile — the Winds —
Pour un Coeur au havre —                                      To a Heart in port —
Adieu Compas —                                                   Done with the Compass —
Adieu Carte !                                                         Done with the Chart!

Voguer dans l'Eden —                                             Rowing in Eden —
Ah, la Mer !                                                            Ah, the Sea!
Si je pouvais cette Nuit — jeter l'ancre —                 Might I but moor — Tonight —
En Toi !                                                                 In Thee!





Emily DICKINSON, Poèmes d'avant 1862. 

mercredi 27 avril 2011

J.M. COETZEE, Foe

Nous restâmes allongés en silence,              For a while we lay in silence, Foe on
Foe de son côté, moi du mien. Enfin             his side, I on mine. At last Foe spoke. 
Foe parla.                                                      'I ask myself sometimes,' he said, 'how
"Je m'interroge parfois, dit-il, sur ce              it would be if God's creatures had no
qui arriverait si les créatures de Dieu            need of sleep. If we spent all our  
n'avaient pas besoin de sommeil. Si             lives awake. If we spent all our lives
nous passions nos vies éveillés, en             awake, would we be better people for
serions-nous meilleurs ou pires ?"                it or worse?'
A cet étrange discours, je ne trouvai            To this strange opening I had no
pas de réponse.                                             reply.
"Serions-nous meilleurs ou pires,                 'Would we be better or worse, I mean,'
veux-je dire, continua-t-il, si nous                 he went on, 'if we were no longer to
n'avions plus l'occasion de descendre          descend nightly into ourselves and
nuitamment au fond de nous-mêmes            meet  what we meet there?'
et d'y rencontrer ce que nous y                    'And what might that be?' said I.
rencontrons ?                                             'Our darker selves,' said he. 'Our
— Et qu'est-ce donc ? demandai-je.             darker selves, and other phantoms
— Notre face cachée, dit-il. Notre                too.' And then, abruptly: 'Do you sleep,
face cachée, et aussi d'autres spectres."      Susan?'
Puis, abruptement : " Dormez-vous,             'I sleep very well, despite all,' I replied.
Susan ?                                                         'And do you meet with phantoms in
— Je dors fort bien, en dépit de tout,            your sleep?'
répondis-je.                                                'I dream, but I do not call the figures
— Et rencontrez-vous des spectres              phantoms that come to me in dreams.'
dans votre sommeil ?                                       'What are they then?'
— Je rêve, mais je n'appelle pas spectres    'They are memories, memories of my
les images qui me viennent en rêve.             waking hours, broken and mingled
— Que sont-elles donc ?                                 and altered.'
— Ce sont des souvenirs, des souvenirs      'And are they real?'
de mes heures de veille, rompus, mêlés,      'As real, or as little real, as the
transformés.                                                 memories themselves.'
— Qu'en est-il de leur réalité ?                     'I read in an old Italian author of a
— Elles ont autant ou aussi peu de              man who visited, or dreamed he
réalité que les souvenirs eux-mêmes.           visited, Hell', said Foe. 'There he met
— J'ai lu chez un vieil auteur italien             the souls of the dead. One of the souls 
l'histoire d'un homme qui visita l'Enfer,         was weeping."Do not suppose, mortal,"
ou rêva qu'il le visitait, dit Foe. Là, il            said the soul, addressing him, "that
rencontra les âmes des morts. Une de         because I am not substantial these
ces âmes pleurait. "N'imagine pas,              tears you behold are not the tears of a
mortel, dit l'âme en s'adressant à lui,           true grief." '
que parce que je ne suis pas substantiel     'True grief, certainly, but whose?' said
les larmes que tu me vois verser                 I 'The ghost's or the Italian's?'
ne sont pas le fait d'une douleur
véritable."
— Douleur véritable, certes, mais de
qui était-ce la douleur ? dis-je.
Du fantôme ou de l'Italien ?"


J.M. COETZEE, 1986.

mardi 26 avril 2011

Andrée CHEDID - Visage premier

Le silence à vivre


Certaines tombes ne jaunissent pas
Certaines fins multiplient le vertige
Certains départs s'adossent à la fraîche souffrance
Certains corps brûlent à tous les âges du nôtre


Certaines paroles bouleversent
Tout le silence à vivre.




De face


Parfois     je me tiens à l'affût
du mort que je serai


De son côté
La plaine n'a plus besoin de bâtisseurs
Ni le temps de mesure


L'appel des corps s'est tu
Les rumeurs se dissipent
Le visage s'est accompli



Puis d'un coup je pivote
Et rejoins ma durée
Tout est encore devant
Toutes les énigmes me sondent
Toutes mes ailes s'ébranlent


J'entre
De face
Dans la houle des vivants.


Andrée CHEDID, 1970-1972

MILAN KUNDERA - L'Ignorance

Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. Pour cette notion fondamentale, la majorité des Européens peuvent utiliser un mot d'origine grecque (nostalgie, nostalgia), puis d'autres mots ayant leurs racines dans la langue nationale : añoranza, disent les Espagnols ; saudade, disent les Portugais. Dans chaque langue, ces mots possèdent une nuance sémantique différente. Souvent, ils signifient seulement la tristesse, causée par l'impossibilité du retour au pays. Mal du pays. Mal du chez-soi. Ce qui, en anglais, se dit : homesickness. Ou en allemand : Heimweh. En hollandais : heimwee. Mais c'est une réduction spatiale de cette grande notion. L'une des plus anciennes langues européennes, l'islandais, distingue bien deux termes : söknudur : nostalgie dans son sens général ; et heimfra : mal du pays. Les Tchèques, à côté du mot nostalgie pris du grec, ont pour cette notion leur propre substantif, stesk, et leur propre verbe ; la phrase d'amour tchèque la plus émouvante : stýská se mi po tobe ; j'ai la nostalgie de toi ; je ne peux supporter la douleur de ton absence. En espagnol, añoranza vient du verbe añorar (avoir de la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer). Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l'ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s'y passe. Certaines langues ont quelques difficultés avec la nostalgie : les Français ne peuvent l'exprimer que par le substantif d'origine grecque et n'ont pas de verbe ; ils peuvent dire : je m'ennuie de toi mais le mot s'ennuyer est faible, froid, en tout cas trop léger pour un sentiment si grave. Les Allemands utilisent rarement le mot nostalgie dans sa forme grecque et préfèrent dire Sehnsucht : désir de ce qui est absent ; mais la Sehnsucht peut viser aussi bien ce qui a été que ce qui n'a jamais été (une nouvelle aventure) et elle n'implique donc pas nécessairement l'idée d'un nostos ; pour inclure dans la Sehnsucht l'obsession du retour, il faudrait ajouter un complément : Sehnsucht nach der Vergangenheit, nach der verlorenen Kindheit, nach der ersten Liebe (désir du passé, de l'enfance perdue, du premier amour).

C'est à l'aube de l'antique culture grecque qu'est née L'Odyssée, l'épopée fondatrice de la nostalgie. Soulignons-le : Ulysse, le plus grand aventurier de tous les temps, est aussi le plus grand nostalgique. Il alla (sans grand plaisir) à la guerre de Troie où il resta dix ans. Puis il se hâta de retourner à son Ithaque natale mais les intrigues des dieux prolongèrent son périple d'abord de trois années bourrées d'évènements les plus fantasques, puis de sept autres années qu'il passa, otage et amant, chez la déesse Calypso qui, amoureuse, ne le laissait pas partir de son île.

Au cinquième chant de L'Odyssée, Ulysse lui dit : "Toute sage qu'elle est, je sais qu'auprès de toi, Pénélope serait sans grandeur ni beauté... Et pourtant le seul vœu que chaque jour je fasse est de rentrer là-bas, de voir en mon logis la journée du retour!" Et Homère continue : "Comme Ulysse parlait, le soleil se coucha ; le crépuscule vint : sous la voûte, au profond de la grotte, ils rentrèrent pour rester dans les bras l'un de l'autre à s'aimer."

[...] Ulysse vécut chez Calypso une vraie dolce vita, vie aisée, vie de joies. Pourtant, entre la dolce vita à l'étranger et le retour risqué à la maison, il choisit le retour. A l'exploration passionnée de l'inconnu (l'aventure), il préféra l'apothéose du connu (le retour). A l'infini (car l'aventure ne prétend jamais finir), il préféra la fin (car le retour est la réconciliation avec la finitude de la vie).

Sans le réveiller, les marins de Phéacie déposèrent Ulysse dans des draps sur la rive d'Ithaque, au pied d'un olivier, et partirent. Telle fut la fin du voyage. Il dormait, épuisé. Quand il se réveilla, il ne savait pas où il était. Puis Athéna écarta la brume de ses yeux et se fut l'ivresse ; l'ivresse du Grand Retour ; l'extase du connu ; la musique qui fit vibrer l'air entre la terre et le ciel : il vit la rade qu'il connaissait depuis son enfance, la montagne qui la surplombait, et il caressa le vieil olivier pour s'assurer qu'il était resté tel qu'il était vingt ans plus tôt.

En 1950, alors qu'Arnold Schönberg était aux Etats-Unis depuis dix-sept ans, un journaliste lui posa quelques questions perfidement naïves : est-ce vrai que l'émigration fait perdre aux artistes leur force créatrice ? que leur inspiration se dessèche dès que les racines du pays natal cessent de la nourrir ?

Figurez-vous ! Cinq ans après l'Holocauste ! Et un journaliste américain ne pardonne pas à Schönberg son manque d'attachement pour ce bout de terre où, devant ses yeux, l'horreur de l'horreur s'était mis en branle ! Mais rien à faire. Homère glorifia la nostalgie par une couronne de laurier et stipula ainsi une hiérarchie morale des sentiments. Pénélope en occupe le sommet, très haut au-dessus de Calypso.

Calypso, ah Calypso ! Je pense souvent à elle. Elle a aimée Ulysse. Ils ont vécu ensemble sept ans durant. On ne sait pas pendant combien de temps Ulysse avait partagé le lit de Pénélope, mais certainement pas aussi longtemps. Pourtant on exalte la douleur de Pénélope et on se moque des pleurs de Calypso.

Milan KUNDERA - 2000

lundi 25 avril 2011

TAHAR BEN JELLOUN - Adresse

        On me dit : "Écris-nous des choses douces, des romances et des folies, des printemps et des nuits de mystère, écris-nous des belles histoires qui donnent du rêve et de la beauté, écris-nous des vers simples et purs comme l'eau de l'enfance, des maisons vastes et remplies, des terrasses inondées de lumière et de secrets, des visages et des mains qui portent fièrement le temps, des cœurs qui saignent de joie et des yeux qui palpitent de vie, écris-nous la fidélité des jours aux couleurs apaisantes, le désir qui chante l'âme entêtée et légère, écris-nous la félicité des jours sans nuages, les fontaines où des biches blêmes viennent boire, écris sur les draps d'insomnie l'histoire des clandestins de l'amour, les naufragés du feu ranimant les passions, écris-nous de la musique qui réveille le cœur des absents et qui nous ramène les fruits de l'hiver, écris-nous une fable où Dieu existe et aime les pauvres, une fable, une prière où les hommes renoncent à donner de la douleur au monde, si tu ne sais pas écrire de la musique, dessine un ballet de moineaux dans le crépuscule, un chant lyrique qui monte vers le ciel, dessine les larmes heureuses de toutes les mères qui retrouvent leur enfant, les cris de l'amour infini, dessine le pain trempé dans l'huile d'olive qu'on donne en offrande à l'étranger, raconte l'exil sans chimères quand le soleil trace le chemin du vivre, renonce à la mélancolie des jours dans la lenteur du vide, dessine un ciel qui verse du bleu dans les cœurs et fait danser les étoiles dans la paume de la main, essaie de dire ce qui se dissimule derrière les mots, ce qui fuit entre les doigts des laveurs de morts, les mots qui masquent d'autres paroles indicibles ou insupportables, essaie de traduire les silences les plus lourds comme s'ils étaient des bulles qui chantent et dansent, tu dis que la poésie est impossible mais non la route qui mène vers la lumière, que de livres, que de livres, baveux, bavards, braves comme on dit d'un pauvre homme pathétique, non, écris-nous des choses douces mais qui donnent la migraine, des choses brûlantes qui déchirent la paix et ses illusions, écris-nous des choses impossibles à voir, à entendre, à prendre, à avaler, à offrir, des choses qui disent la vie dans sa cruauté, la vie bourrée de contradictions, la vie qui se promène la mort en bandoulière, écris-nous des textes illisibles parce que la fièvre les a recouverts de sa morgue, des textes qui font des trous dans le corps, qui brûlent les yeux et assèchent la bouche, dis-nous l'insondable, l'innommable, le fourbe et l'inexorable.

Non? Tu ne peux pas? Tu en es incapable, tu as peur, peur de mourir à force de taquiner la vieille, la très vieille faucheuse des âmes les plus tendres, les plus naïves, tu crains que les gens ne te lisent plus, que les femmes te préfèrent les charlatans qui font des romans  comme l'horoscope, que les hommes t'envoient en enfer, l'oubli et le déclin, dis-nous l'être, ce rêve impossible, cette illusion volatile qui règne avec bruit et indécence, rien, le rien, le flocon d'une neige artificielle, le hasard et le néant, tu ne peux pas le dire, tu ne peux pas trouver les mots pour l'écrire, tu veux croire encore à la poésie, celle des gestes improbables des hommes, celle de la rosée et des laves qui coulent sur les pierres noires, la poésie qui surgit comme une erreur dans le calcul minutieux et inutile, la poésie est inutile, gratuite, absolument gratuite et inutile comme la beauté inaccessible d'un temps qui se fait écume à l'infini, dessine ou écris, mais ne nous dit plus que l'âme est tarie, que la source s'est égarée, l'eau du mystère coule encore, attend la nuit et ses ombres, attends le silence qui écrase ta poitrine et te soulève comme une feuille sèche d'automne, le songe te donne un baiser pour que jamais tu ne tombes dans la brutalité d'un monde fou de laideur."


Mai 2006, Tahar BEN JELLOUN