Au gré des mots, on pourra trouver ici des textes qui creusent ou qui comblent, à découvrir ou à relire...
mercredi 29 janvier 2014
Jean-Pierre SIMEON, Un homme sans manteau
Vite
un baiser pour nos lèvres
un autre pour le malheur
et pour nos gestes gourds
vite
le battement d’une aile
leur mémoire vivante
et vite vite
pour briser la vitre
qui nous sépare
la jeunesse et sa pierre
dans le désert
on ne discute pas
des raisons de la source
Un homme sans manteau, 2000
vendredi 3 janvier 2014
Henri GOUGAUD, "Le conteur"
Le conteur
Il était une fois, un homme nommé Yacoub. Il vivait pauvre mais sans souci, heureux de rien, libre comme un saltimbanque, et rêvant sans cesse plus haut que son front. En vérité, il était amoureux du monde. Or, le monde alentour lui paraissait morne, brutal, sec de coeur, sombre d'âme. Il en souffrait. "Comment, se disait-il, faire en sorte qu'il soit meilleur ? Comment amener à la bonté ces tristes vivants qui vont et viennent sans un regard pour leurs semblables ? "
Il ruminait ces questions par les rues de Prague, sa ville, errant et saluant les gens qui ne lui répondaient pas.
Or, un matin, comme il traversait une place ensoleillée, une idée lui vint. "Et si je leur racontait des histoires ? pensa-t-il. Ainsi, moi qui connais la saveur de l'amour et de la beauté, je les amènerais assurément au bonheur." Il se hissa sur un banc et se mit à parler. Des vieillards, des femmes étonnées, des enfants, firent halte un moment pour l'écouter, puis se détournèrent de lui et poursuivirent leur route.
Yacoub, estimant qu'il ne pouvait changer le monde en un jour, ne se découragea pas. Le lendemain, il revint en ce même lieu et à nouveau lança au vent, à voix puissante, les plus émouvantes paroles de son coeur. De nouvelles gens s'arrêtèrent pour l'écouter, mais en plus petit nombre que la veille. Certains rirent de lui. Quelqu'un le traita même de fou, mais il ne voulut pas l'entendre. "Les paroles que je sème germeront, se dit-il. Un jour, elles entreront dans les esprits et les éveilleront. Je dois parler, parler encore."
Il s'obstina donc et, jour après jour, vint sur la grand-place de Prague parler au monde, conter merveilles, offrir à ses pareils l'amour qu'il se sentait. Mais les curieux se firent rares, disparurent, et bientôt il ne parla plus que pour les nuages, le vent et les silhouettes pressées qui lui lançaient à peine un coup d'oeil étonné, en passant. Pourtant, il ne renonça pas.
*
Il découvrit qu'il ne savait et ne désirait rien faire d'autre que conter ses histoires illuminantes, même si elles n'intéressaient personne. Il se mit à les dire les yeux fermés, pour le seul bonheur de les entendre, sans se soucier d'être écouté. Il se sentit bien en lui-même et désormais ne parla plus qu'ainsi : les yeux fermés. Les gens, craignant de se frotter à ses étrangetés, le laissèrent seul dans ses palabres, et prirent l'habitude, dès qu'ils entendaient sa voix dans le vent, d'éviter le coin de place où il se tenait.
Ainsi passèrent des années. Or, un soir d'hiver, comme il disait un conte prodigieux dans le crépuscule indifférent, il sentit que quelqu'un le tirait par la manche. Il ouvrit les yeux et vit un enfant. Cet enfant lui fit une grimace goguenarde et lui dit en se hissant sur la pointe des pieds :
- Ne vois-tu pas que personne ne t'écoute, ne t'as jamais écouté, ne t'écoutera jamais ? Quel diable t'a donc poussé à perdre ainsi ta vie ?
- J'étais fou d'amour pour mes semblables, répondit Yacoub. C'est pourquoi, au temps où tu n'étais pas encore né, m'est venu le désir de les rendre heureux.
Le marmot ricana :
- Eh bien, pauvre fou, le sont-ils ?
- Non, dit Yacoub, hochant la tête.
- Pourquoi donc t'obstines-tu ? demanda doucement l'enfant, pris de pitié soudaine.
Yacoub réfléchit un instant.
- Je parle toujours, certes, et je parlerai jusqu'à ma mort. Autrefois c'était pour changer le monde.
Il se tut, puis son regard s'illumina. Il dit encore :
- Aujourd'hui, c'est pour que le monde, lui, ne me change pas.
H. GOUGAUD, L'Arbre aux trésors, Légendes du monde entier, 1987
Roberto JUARROZ, Poésie Verticale (3)
Qui prend en moi l'initiative ¿ Quién toma en mi la iniciativa
quand je ne suis pas en moi ? cuando no estoy en mi ?
Qui rêve lorsque je rêve ? ¿ Quién sueño cuando sueño ?
Qui me réveille dans le néant ? ¿ Quién me despierta en la nada ?
Qui veille sur mes yeux non-voyants ? ¿ Quién cultiva mis ojos de no ver ?
Nous ne sommes que des invités Somos solo invitados
dans notre propre maison. en nuestra propia casa.
Mais nous aurons peine à la quitter Pero nos dolerá dejarla,
comme si nous en étions les maîtres. como si fuéramos los dueños.
*
Tout donne de l'ombre, Todo da sombra
jusqu'à l'invisible. hasta lo invisible.
L'ombre de la pensée La sombra del pensamiento
suture les crevasses coutura las grietas
de l'aléatoire réalité de la aleatoria realidad
*
Triptyques Verticaux
II. 1
Je coupe les fils Corto los hilos
du regard dont je te regarde de la mirada con que te miro
et commence à en tresser y empiezo tejer con ellos
la passion de te regarder la pasión de mirarte
là où tu n'es pas. allí donde no estás.
C'est pourquoi, par moments, Por eso, algunas veces,
je te vois plus en ton absence qu'en toi. te veo más en tu ausencia que en tí.
*
Mais tout poème n'est qu'un balbutiement Pero todo poema no es más que un
Sous le balbutiement sans fin des étoiles balbuceo
bajo el balbuceo sin fin de las estrellas
(Les recueils de Poésie Verticale sont traduits de l'argentin en quinze tomes aux éditions Le Cornier et José Corti).
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