mercredi 23 octobre 2013

Marie ROUANET, Douze petits mois

29 décembre

     Dans ce temps serré où le brouillard qui plane là-haut, à deux mille mètres, est peut-être de la neige, en ce moment où cuit le chou farci du repas, où les sachant tous sur les pistes le coeur est paisible et le silence dense et splendide, une évidence éclate, plus belle que la   neige qui devient bleue dans les ornières, plus belle que les bouleaux roses sous le soleil rasant : se désencombrer c’est aussi alléger les autres de notre poids. Du poids de notre amour, du poids de nos dons, de nos inquiétudes mais aussi de nos jugements. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais songé qu’à m’alléger moi-même du superflu mais jamais à soulager les autres de moi. Je le sais, il y a d’insidieuses manières de peser, d’essayer d’infléchir des décisions et la plus malhonnête peut-être est de peser de toute sa vertu. (...)

     Je suis là, exactement, sur la porte du Temple de Jérusalem où Marie fut arrêtée brutalement par la phrase qui tranche dans le vif. Je regarde l’an neuf, blanc encore, silencieux et froid et je me dis qu’alléger les autres de nous est le plus difficile.
Le fruit du jour (...), fruit de l’hiver que l’on croirait stérile est celui-là : ne pas peser de ses angoisses, de ses services au nom desquels on exige des réponses. Sur le seuil du Temple, Marie arrivait avec sa longue peur de plusieurs jours, elle avait anxieusement cherché de groupe en groupe, elle avait cru L’apercevoir, son coeur avait bondi et finalement ce n’était pas Lui et les larmes revenaient dans sa gorge, elle arrivait avec ses pieds meurtris, sa fatigue. Et Il n’a pas eu pitié. Elle n’a pas pu le serrer dans ses bras. A un pas d’elle, il brillait de savoirs qu’elle ignorait.  Il était inaccessible. Tout ce qu’elle apportait pour justifier son questionnement et exiger des réponses, Il l’a balayé d’une phrase sans appel.
 

     Il en est de même pour moi. Mes inutiles insomnies, mes angoisses mortelles, mes offres de service, mon utilité sont sans poids et ne me donnent aucun droit. Je comprends quel est le seul allègement vraiment déchirant.
     A petits pas j’ai marché dans cette vallée dont on voit tous les os verdis de mousse, à très petits pas à travers le léger rideau de la neige, vers la crête, et péniblement.
Je suis  montée jusqu’à un lac. Il serait invisible n’était la rondeur du creux où il loge. Il est blanc sur blanc, endormi dans la glace et la neige dans le cercle des arbres. L’été il parait que son eau de verre est habitée d’algues d’or.


     (...) Comme Marie, nous gardons nous aussi des choses dans notre coeur. Et alors que nous ne sommes qu’opacité nous témoignons de la lumière.


M. Rouanet, Douze petits mois (1998)






    

mercredi 25 septembre 2013

Jean-Michel MAULPOIX, Une Histoire de bleu



Nous connaissons par ouï dire l'existence de l'amour.

Assis sur un rocher ou sous un parasol rouge, allongés dans le pré bourdonnant d'insectes, les deux mains sous la nuque, agenouillé dans la fraîcheur et l'obscurité d'une église, ou tassés sur une chaise de paille entre les quatre murs de la chambre, tête basse, les yeux fixés sur un rectangle de papier blanc, nous rêvons à des estuaires, des tumultes, des ressacs, des embellies et des marées. Nous écoutons monter en nous le chant inépuisable de la mer qui dans nos tête afflue puis se retire, comme revient puis s'éloigne le curieux désir que nous avons du ciel, de l'amour, et de tout ce que nous ne pourrons jamais toucher des mains

                                                              *


Les femmes aux yeux noirs ont le regard bleu.

Bleu est la couleur du regard, du dedans de l'âme et de la pensée, de l'attente, de la rêverie et du sommeil.

Il nous plait de confondre toutes les couleurs en une. Avec le vent, la mer, la neige, le rose très doux de nos peaux, le rouge à lèvre des rires, les cernes blancs de l'insomnie autour du vert des yeux, et les dorures fanées des feuilles qui s'écaillent, nous fabriquons du bleu.

Nous rêvons d'une terre bleue, d'une terre de couleur ronde, neuve comme au premier jour, et courbe ainsi qu'un corps de femme.

Nous nous accoutumons à n'y point voir clair dans l'infini, et patientons longtemps au bord de l'invisible. Nous convertissons en musique les discordances de notre vie. Ce bleu qui nous enduit le coeur nous enduit de notre condition claudicante. Aux heures de chagrin, nous le répandons comme un baume sur notre finitude. C'est pourquoi nous aimons le son du violoncelle et les soirées d'été: ce qui nous berce et nous endort. Le jour venu, l'illusion de l'amour nous fermera les yeux.


                                                               *

Le bleu ne fait pas de bruit.

C'est une couleur timide, sans arrière pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l'attire à soi, l'apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu'en elle il s'enfonce, et se noie sans se rendre compte de rien.

Le bleu est une couleur propice à la disparition.
Une couleur où mourir, une couleur qui délivre, la couleur même de l'âme après qu'elle s'est déshabillée du corps, après qu'a giclé tout le sang et que se sont vidées les viscères, les poches de toutes sortes, déménageant une fois pour toutes le mobilier de nos pensées.

Indéfiniment, le bleu s'évade.
Ce n'est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l'air. Un empilement de clarté, une teinte née du vide ajouté au vide, aussi changeante et transparente dans la tête de l'homme que dans les cieux.

L'air que nous respirons, l'apparence du vide sur laquelle remuent nos figures, l'espace que nous traversons n'est rien d'autre que ce bleu terrestre, invisible tant qu'il est proche et fait corps avec nous, habillant nos gestes et nos voix. Présent jusque dans la chambre, tous volets tirés et toutes lampes éteintes, insensible vêtement de notre vie.


                                                                     *


J-M. Maulpoix, "Le regard bleu", Une Histoire de bleu  (1992)

mercredi 14 août 2013

Pascal QUIGNARD, Les désarçonnés

     Tous les enfants trouvent dans l'exemple de ceux qui les ont conçus le modèle de leur malheur. De là la structure si étrange du retard qui affecte le temps humain, particulièrement dans les sociétés industrielles, savantes, scolaires, passionnées de nouveautés techniques, où les études sont prolongées très loin au-delà de la puberté. La souffrance à laquelle les jeunes gens s'apprêtent les attire comme un souvenir de plus en plus inconsistant et, à leurs yeux, incompréhensible. Ils se rapprochent sans le savoir de ceux qui ont cessé de vivre depuis longtemps, relayant des manières d'être qu'ils n'ont qu'entraperçues. Ils sont vieux déjà sans qu'ils en aient la perception. Leur enfer est le flambeau qui les éclaire, où ils ne voient que lumière. Seule reste une douleur, mais dont la plainte est devenue toute sonore, c'est à peine s'ils l'entendent, qui se transmet d'âge en âge, insensiblement, sous la forme de leur patronyme. 

*

     Il se trouve que mon père, mes deux grands-pères, la plupart de mes arrières-grands-pères ont combattu au cours des trois guerres franco-allemandes qui se sont succédé. 
     Le 19 juillet 1870, le 3 août 1914, le 3 septembre 1939, eurent lieu trois mobilisations générales des deux côtés d'une frontière qui redevenait errante. 
     Dans ma famille on ne savait plus quand on était un Allemand, quand on était un Français. L'histoire est si lente. Dès 842 Strasbourg. Dès 843 Verdun. Dès 867 Metz. Les frontières sont des lignes imaginaires, mouvantes, cruelles, aïeules. Lignes de front où a lieu la bataille, lignes riches de dépôts archéologiques, d'armes, de chevaux, de charniers, d'inquiétudes. Lignes imaginaires des deuils et du doute. 

*

     On appelle vendetta un échange de morts comme on appelle mariage un échange de femmes. Et chaque mort dans ce cas est d'autant plus un mariage qu'au terme d'une véritable vendetta on rapte l'épouse et les enfants de celui qu'on a tué en compensation du meurtre antérieur. C'est ainsi que je fus élevé par une jeune fille, par une femme adulte, par une vieille. 
     Cacilia, Anne, Marie. 
     Müller, Bruneau, Estève. 
     Dans l'humanité, si tout est symétrie, c'est parce que le langage symétrise tout. 
     Dans les sociétés animales tout est asymétrie : tout est prédation. La relation entre les fauves définit l'agression sans réciprocité. Dans le monde animal il n'y a pas la moindre guerre. L'individualité y est extrême. L'identité, le genre, la généralité, l'opposition qui l'appuie, ne naissent que chez les hommes. 
    C'est ainsi la langue seule, l'acquisition par l'enfant de la langue du groupe qui le précède, le simple fonctionnement de cette langue qu'il peine à faire sienne, qui rendent tout ce qui est différent opposé, réciproque, polarisé, sexuel, passionnant, jaloux, hostile, guerrier, ennemi. 

*

     Dieu dit : Meliores sumus singuli. Nous sommes meilleurs isolés. Nous sommes seuls d'origine. On glisse sa tête dans l'Absence. On cadenasse la grille, on verrouille la porte, on ferme la fenêtre, on s'attend qu'au-dehors, très loin, le pogrom passe sans nous voir. 
     Sumus singuli. 
     Il n'est pas judicieux de poursuivre les souhaits de ses parents. Il est malencontreux de suivre les voeux du groupe. Que rien ne se transfère sur ta tête. Evade-toi du transfert. cesse de servir. "Partout la haine est primaire" veut dire "Partout la solitude est préférable". 
     Sénèque a écrit : Deviens exauctoratus. Mot à mot : "Deviens désengagé comme gladiateur". "Exauctoro" est un performatif qui signifie : "je donne son congé à un soldat". Prononcé par l'empereur quand les spectacles ont lieu, le mot signifie : "Je libère le gladiateur de la servitude de l'arène". "Je libère le gladiateur du service de l'arène" veut dire "Je délivre cet homme de la mort au terme du combat". 
     Deviens ex-autorisé.
     Les verba exauctorata sont des mots hors d'usage. 
     Deviens un mot hors d'usage.  
     Autorise-toi à quitter ton patronyme afin de devenir sur tes lèvres comme un mot hors d'usage. 


P. QUIGNARD (chap. IV), 2012



Maria I. BARRENO, Maria T. HORTA, Maria VELHO DA COSTA, Nouvelles Lettres Portugaises

Première Lettre II

     Quelle autre manière ai-je d'examiner les choses, les autres, sinon avec toute ma passion ? Passion alimentée par le simple plaisir ou la simple douleur qui me la font sentir. – Ainsi je te cherche, je t'utilise, je t'écris ; mais les mots ne sont pas des maillons, ni des ponts, ni des noeuds faits pour être dénoués dans la solitude des chambres. (...)

     Rassasiées nous serons un jour. – Je demande : "Aurons-nous cette sorte de satiété vorace pour laquelle nous sommes les fruits ? – Sans masques nous irons, même si nous savons que cela nous expose aux menaces, aux pures médisances, à la rage, à l'intolérance des coutumes, avec lesquelles on fait le bois des bûchers.
      Que nous restera-t-il de nous alors, après cette aventure ? 
Au frein ils voudront nous dompter et à rêne courte. Mais du lieu où dormait notre mère ne nous parvient pas même l'ombre de cette peur ; d'autres vêtements nous cousons pour cette joie et pour notre abandon. Car l'abandon est une présupposition de plus, coutume ou usage dans la quenouille où se file le goût. 
     De cette manière nous allons construisant un azulejo : tout un tableau. Lettre par lettre, parole écrite, volatile, livrée. Pour nous surtout, puis pour eux; pour qui voudra nous lire, fût-ce avec rage. Et jamais l'amour n'a été à ce point inventé, donc véritable : 
"Ce plaisir que j'étreins quand je t'étreins et tes doigts lentement courent sur mes bras, sur mes cuisses, sur mes seins. – A quelle sorte de vertige je me livre, et j'y demeure. Dans quelle sorte de cri et de déchirement je me débats et je croîs, je m'accroîs, je deviens folle et je me suffis; ou je ne me suffis pas et par conséquent je t'invente, je te réinvente, je te fais, je te défais pour me nourrir de toi. 
Attention, donc, à ceci : il y a danger de nous désirer ou de nous nier. Toi homme-maître qui me chevauches ou le prétends et moi qui parais te suivre dans ce jeu, y consentir, mais en réalité le contestant, cheminant déjà dans des labyrinthes autres, dans des étés torrides, il est vrai, mais selon mes trajets à moi.
     Parce qu'en vérité à ma possession seule tu t'intéresses : moi ta terre, ta colonie, ton arbre-ombre-programmée pour calmer les sens. En toi aussi tu me veux en clôture : toi mon couvent même, mon ambition unique, finalement mon seul désert."
"Tu as vaincu" – je dis, et tu penses : j'ai vaincu. Mais tu es vaincu. Ma lente tourmente à partir du néant, je te fais surgir lettre par lettre. En tentant de comprendre à partir de nous trois toute séquestration quelle qu'elle soit, ce qui la constitue comme projet de passion ou déjà passion elle-même. Ainsi, je pense, quand nous nous donnons la main , nous trois, quand nous nous livrons, nous trouvons notre indépendance à nous. 
     Nous nous cherchons, nous vous cherchons, en essayant de comprendre pourquoi. Qui peut savoir la démesure de ce désir, qui peut savoir si ce n'est pas autre chose que du luxe, de la provocation, de l'avidité : 
"C'est au moyen du corps que la passion me prend : le corps lui-même est déjà cette passion ou son objet, ses racines, ce qui la constitue, son repos. – Comment ne pas me souvenir de tes hanches étroites et ne pas te dire ma passion pour elles jamais ? Ainsi j'aime des parties de toi, et pour cette raison, je t'aime, et tout au bonheur de les avoir, je me complais avec elles."

     Et peut-être irons-nous jusqu'à dire comme soeur Mariana : "qu'adviendrait-il de moi sans tant de haine et tant d'amour (...)". Cependant, soeurs, nous ne restons jamais pour la souffrance mais pour le plaisir, sans que ce soit par nostalgie ou par croyance. Puisque nous rompons la clôture, oui, nous la rompons. 

     Qu'adviendrait-il de nous sans tant d'amour – ne serait-ce que pour le pur déplaisir que cela nous ferait. 
  

Nouvelles lettres Portugaises, 1973