samedi 21 juin 2014

Fernando PESSOA, "L'Heure du Diable"

De ces flammes jaillit, non pas la lumière, 
mais une ténèbre visible

     L'humanité est païenne. Jamais aucune religion ne l'a pénétrée. Le pouvoir de croire à la survie de l'âme n'est même pas dans l'âme de l'homme ordinaire. L'homme est un animal qui s'éveille sans savoir ni où ni pourquoi.

     Quand il adore les Dieux, il les adore comme des fétiches. Sa religion est une sorcellerie. Il en a toujours été ainsi, il en est ainsi, et il en sera toujours ainsi. Les religions ce n'est que ce qui déborde des mystères pour devenir profane et n'est point compris par le profane car, par nature, il ne peut l'être.

 (...) L'homme ne diffère de l'animal que parce qu'il sait ne pas en être un. C'est la première lumière, qui n'est rien d'autre que ténèbres visibles. C'est le commencement, parce que voir les ténèbres c'est en recevoir la lumière. C'est la fin, parce que c'est savoir, par la vue, que l'on est né aveugle. Ainsi l'animal devient-il homme par l'ignorance qui naît en lui.

(...) Je suis moi-aussi, madame, l'Etoile Brillante du Matin. (...) Je souris quand on pense (je pense) que je suis Vénus dans un autre schéma de symboles. Mais qu'importe ? Tout cet univers, avec son Dieu et son Diable, avec tout ce qu'il y a en lui d'hommes et de choses qui voient, est un hiéroglyphe éternellement à déchiffrer. Je suis - c'est mon métier - maître de Magie : je ne sais pourtant pas ce que c'est que la Magie.

     La plus haute initiation se termine par la question incarnée de savoir s'il y a quelque chose qui existe. Le plus grand amour est un grand sommeil comme celui où nous nous aimons au tréfonds du sommeil. Moi-même, qui devrais être un grand initié, je demande quelquefois à ce qui est en moi est au-delà de Dieu si tous ces dieux et tous ces astres ne sont que des songes d'eux-mêmes, de grands oublis de l'abîme.

(...) - Non, dit-elle en riant, il y aura toujours une religion vraie. Oui (elle riait de plus belle), ou alors elles sont toutes fausses.

- Madame, toutes les religions sont vraies, aussi opposées qu'elles paraissent entre elles. Elles sont des symboles différents de la même réalité. Elles sont comme une phrase dite en différentes langues ; de telle façon que ceux qui disent la même chose ne se comprennent pas les uns les autres. Quand un païen dit Jupiter et un chrétien dit Dieu, ils mettent la même émotion dans des termes différents de l'intelligence : ils pensent différemment la même intuition. Le repos d'un chat au soleil est la même chose que la lecture d'un livre. Un sauvage regarde l'orage de la même façon qu'un juif Jéhovah, un sauvage regarde le soleil de la même façon qu'un chrétien le Christ. Et pourquoi Madame ? Parce que tonnerre et Jéhovah, soleil et chrétien, sont des symboles différents de la même chose.


PESSOA (1888-1935), L'Heure du Diable, conte

mercredi 29 janvier 2014

Jean-Pierre SIMEON, Un homme sans manteau



Vite
un baiser pour nos lèvres
un autre pour le malheur

et pour nos gestes gourds

vite

le battement d’une aile
leur mémoire vivante

et vite vite

pour briser la vitre
qui nous sépare
la jeunesse et sa pierre

dans le désert
on ne discute pas
des raisons de la source



Un homme sans manteau, 2000

vendredi 3 janvier 2014

Henri GOUGAUD, "Le conteur"


Le conteur 


      Il était une fois, un homme nommé Yacoub. Il vivait pauvre mais sans souci, heureux de rien, libre comme un saltimbanque, et rêvant sans cesse plus haut que son front. En vérité, il était amoureux du monde. Or, le monde alentour lui paraissait morne, brutal, sec de coeur, sombre d'âme. Il en souffrait. "Comment, se disait-il, faire en sorte qu'il soit meilleur ? Comment amener à la bonté ces tristes vivants qui vont et viennent sans un regard pour leurs semblables ? "
Il ruminait ces questions par les rues de Prague, sa ville, errant et saluant les gens qui ne lui répondaient pas.

     Or, un matin, comme il traversait une place ensoleillée, une idée lui vint. "Et si je leur racontait des histoires ? pensa-t-il. Ainsi, moi qui connais la saveur de l'amour et de la beauté, je les amènerais assurément au bonheur." Il se hissa sur un banc et se mit à parler. Des vieillards, des femmes étonnées, des enfants, firent halte un moment pour l'écouter, puis se détournèrent de lui et poursuivirent leur route.

    Yacoub, estimant qu'il ne pouvait changer le monde en un jour, ne se découragea pas. Le lendemain, il revint en ce même lieu et à nouveau lança au vent, à voix puissante, les plus émouvantes paroles de son coeur. De nouvelles gens s'arrêtèrent pour l'écouter, mais en plus petit nombre que la veille. Certains rirent de lui. Quelqu'un le traita même de fou, mais il ne voulut pas l'entendre. "Les paroles que je sème germeront, se dit-il. Un jour, elles entreront dans les esprits et les éveilleront. Je dois parler, parler encore."

    Il s'obstina donc et, jour après jour, vint sur la grand-place de Prague parler au monde, conter merveilles, offrir à ses pareils l'amour qu'il se sentait. Mais les curieux se firent rares, disparurent, et bientôt il ne parla plus que pour les nuages, le vent et les silhouettes pressées qui lui lançaient à peine un coup d'oeil étonné, en passant. Pourtant, il ne renonça pas.

*

     Il découvrit qu'il ne savait et ne désirait rien faire d'autre que conter ses histoires illuminantes, même si elles n'intéressaient personne. Il se mit à les dire les yeux fermés, pour le seul bonheur de les entendre, sans se soucier d'être écouté. Il se sentit bien en lui-même et désormais ne parla plus qu'ainsi : les yeux fermés. Les gens, craignant de se frotter à ses étrangetés, le laissèrent seul dans ses palabres, et prirent l'habitude, dès qu'ils entendaient sa voix dans le vent, d'éviter le coin de place où il se tenait.

    Ainsi passèrent des années. Or, un soir d'hiver, comme il disait un conte prodigieux dans le crépuscule indifférent, il sentit que quelqu'un le tirait par la manche. Il ouvrit les yeux et vit un enfant. Cet enfant lui fit une grimace goguenarde et lui dit en se hissant sur la pointe des pieds :
 - Ne vois-tu pas que personne ne t'écoute, ne t'as jamais écouté, ne t'écoutera jamais ? Quel diable t'a donc poussé à perdre ainsi ta vie ?
 - J'étais fou d'amour pour mes semblables, répondit Yacoub. C'est pourquoi, au temps où tu n'étais pas encore né, m'est venu le désir de les rendre heureux.
    Le marmot ricana :
 - Eh bien, pauvre fou, le sont-ils ?
 - Non, dit Yacoub, hochant la tête.
 - Pourquoi donc t'obstines-tu ? demanda doucement l'enfant, pris de pitié soudaine.
    Yacoub réfléchit un instant.
 - Je parle toujours, certes, et je parlerai jusqu'à ma mort. Autrefois c'était pour changer le monde.

     Il se tut, puis son regard s'illumina. Il dit encore :
 - Aujourd'hui, c'est pour que le monde, lui, ne me change pas.




 H. GOUGAUD, L'Arbre aux trésors, Légendes du monde entier, 1987

Roberto JUARROZ, Poésie Verticale (3)




Qui prend en moi l'initiative                              ¿ Quién toma en mi la iniciativa
quand je ne suis pas en moi ?                             cuando no estoy en mi ?


Qui rêve lorsque je rêve ?                                 ¿ Quién sueño cuando sueño ?
Qui me réveille dans le néant ?                         ¿ Quién me despierta en la nada ?
Qui veille sur mes yeux non-voyants ?             ¿ Quién cultiva mis ojos de no ver ? 


Nous ne sommes que des invités                          Somos solo invitados
dans notre propre maison.                                    en nuestra propia casa.
Mais nous aurons peine à la quitter                      Pero nos dolerá dejarla,
comme si nous en étions les maîtres.                  como si fuéramos los dueños.




*



Tout donne de l'ombre,                                     Todo da sombra
jusqu'à l'invisible.                                             hasta lo invisible. 


L'ombre de la pensée                                       La sombra del pensamiento
suture les crevasses                                          coutura las grietas
de l'aléatoire réalité                                          de la aleatoria realidad




*



Triptyques Verticaux


II. 1
Je coupe les fils                                                   Corto los hilos
du regard dont je te regarde                                de la mirada con que te miro
et commence à en tresser                                    y empiezo tejer con ellos
la passion de te regarder                                     la pasión de mirarte
là où tu n'es pas.                                                 allí donde no estás.


C'est pourquoi, par moments,                             Por eso, algunas veces,
je te vois plus en ton absence qu'en toi.              te veo más en tu ausencia que en tí. 


*


Mais tout poème n'est qu'un balbutiement          Pero todo poema no es más que un
Sous le balbutiement sans fin des étoiles            balbuceo
                                                                       bajo el balbuceo sin fin de las estrellas






(Les recueils de Poésie Verticale sont traduits de l'argentin en quinze tomes aux éditions Le Cornier et José Corti).