Cette différence substantielle entre l’Indien et les autres peuples n’apparaît
nulle part mieux que dans son art, comme elle apparaît aussi dans l’art égyptien
(et, nous le supposons sans le connaître, dans l’art d’Amérique centrale) car si l’on
quitte nos cathédrales légères, ouvertes, élancées comme un triomphe de la pensée
divine des hommes, et que, brusquement, dans le silence d’Abydos sur le Nil, nous
sommes mis en présence de Sekmeth, ou, derrière le péristyle de Dakshineshwar, face
à face avec Kâli, nous sentons bien quelque chose – nous béons tout à coup sur une
dimension inconnue, un « quelque chose » qui nous laisse un peu sidéré et qui n’est
absolument pas là dans tout notre art occidental.
Il n’y a pas de secrets dans nos cathédrales ! tout est là, net et propret, ouvert aux
quatre vents pour qui a des yeux extérieurs – pourtant, il y a bien des secrets…
Il ne s’agit pas ici de comparer des mérites, serait-ce assez absurde ! mais de dire
simplement que nous avons oublié quelque chose.
Comment ne nous a-t-il pas frappé, malgré tout, que si tant de civilisations, qui furent
glorieuses et raffinées autant que la nôtre – ayons la modestie de l’admettre – et dont
l’élite n’était pas moins « intelligente » que celle de nos Sorbonne, ont eu la vision et
l’expérience de hiérarchies invisibles (pour nous) et de grands rythmes psychiques
qui excédaient la brève pulsation d’une vie humaine unique, ce n’était pas, peut-être,
une aberration mentale – étrange aberration qui se retrouve à des milliers de lieues
en des civilisations étrangères l’une à l’autre – ni une superstition de vieilles dames
imaginatives. Nous avons balayé l’âge des Mystères, c’est entendu, tout est
admirablement cartésien, mais il manque quelque chose.
Le premier signe de l’homme nouveau, probablement, est qu’il s’éveille à un terrible
manque de quelque chose, que ne lui donnent ni sa science, ni ses Églises, ni ses
plaisirs tapageurs. On n’ampute pas impunément l’homme de ses secrets. (...)
Pourtant, si l’on suppose que l’Inde où se survivent d’anciens Mystères nous
donnera la solution pratique que nous cherchons, nous risquons d’être déçus. Sri
Aurobindo, qui sut vite apprécier la liberté, l’ampleur spirituelle et l’immense effort
expérimental que l’Inde révèle au chercheur, ne se laissera pas gagner en tout, il s’en
faut ; non pas qu’il y ait rien à rejeter ; il n’y a rien à rejeter nulle part, pas plus dans ledit
hindouisme que dans le christianisme ou dans n’importe quelle autre aspiration de
l’homme, mais il y a tout à élargir ; à élargir sans fin.
Ce que nous prenons pour une vérité ultime n’est, le plus souvent, qu’une expérience
incomplète de la Vérité – et, sans doute, la totalité de l’Expérience n’existe-t-elle nulle
part dans le temps et dans l’espace, en aucun lieu, aucun être si lumineux soit-il, car la
Vérité est infinie, elle va toujours de l’avant. Mais toujours on se charge les épaules d’un
fardeau interminable, disait un jour la Mère dans une conversation sur le bouddhisme.
On ne veut rien laisser tomber du passé et on est de plus en plus courbé sous le poids
d’une accumulation inutile. Vous avez un guide sur un morceau de chemin, mais quand
vous avez passé ce morceau de chemin, laissez le chemin, et le guide, et allez plus
loin.
C’est une chose que les hommes font avec difficulté ; quand ils attrapent quelque chose
qui les aide, ils s’accrochent, et puis ils ne veulent plus bouger. Ceux qui ont fait un
progrès avec le christianisme ne veulent pas le laisser et ils le portent sur leurs épaules,
ceux qui ont fait un progrès avec le bouddhisme ne veulent pas le laisser et ils le portent
sur leurs épaules, et cela alourdit la marche et cela vous retarde indéfiniment. Une fois
que vous avez passé l’étape, laissez-la tomber, qu’elle s’en aille ! allez plus loin !
SATPREM, Sri Aurobindo ou l'Aventure de la Conscience, 1964