lundi 25 avril 2011

TAHAR BEN JELLOUN - Adresse

        On me dit : "Écris-nous des choses douces, des romances et des folies, des printemps et des nuits de mystère, écris-nous des belles histoires qui donnent du rêve et de la beauté, écris-nous des vers simples et purs comme l'eau de l'enfance, des maisons vastes et remplies, des terrasses inondées de lumière et de secrets, des visages et des mains qui portent fièrement le temps, des cœurs qui saignent de joie et des yeux qui palpitent de vie, écris-nous la fidélité des jours aux couleurs apaisantes, le désir qui chante l'âme entêtée et légère, écris-nous la félicité des jours sans nuages, les fontaines où des biches blêmes viennent boire, écris sur les draps d'insomnie l'histoire des clandestins de l'amour, les naufragés du feu ranimant les passions, écris-nous de la musique qui réveille le cœur des absents et qui nous ramène les fruits de l'hiver, écris-nous une fable où Dieu existe et aime les pauvres, une fable, une prière où les hommes renoncent à donner de la douleur au monde, si tu ne sais pas écrire de la musique, dessine un ballet de moineaux dans le crépuscule, un chant lyrique qui monte vers le ciel, dessine les larmes heureuses de toutes les mères qui retrouvent leur enfant, les cris de l'amour infini, dessine le pain trempé dans l'huile d'olive qu'on donne en offrande à l'étranger, raconte l'exil sans chimères quand le soleil trace le chemin du vivre, renonce à la mélancolie des jours dans la lenteur du vide, dessine un ciel qui verse du bleu dans les cœurs et fait danser les étoiles dans la paume de la main, essaie de dire ce qui se dissimule derrière les mots, ce qui fuit entre les doigts des laveurs de morts, les mots qui masquent d'autres paroles indicibles ou insupportables, essaie de traduire les silences les plus lourds comme s'ils étaient des bulles qui chantent et dansent, tu dis que la poésie est impossible mais non la route qui mène vers la lumière, que de livres, que de livres, baveux, bavards, braves comme on dit d'un pauvre homme pathétique, non, écris-nous des choses douces mais qui donnent la migraine, des choses brûlantes qui déchirent la paix et ses illusions, écris-nous des choses impossibles à voir, à entendre, à prendre, à avaler, à offrir, des choses qui disent la vie dans sa cruauté, la vie bourrée de contradictions, la vie qui se promène la mort en bandoulière, écris-nous des textes illisibles parce que la fièvre les a recouverts de sa morgue, des textes qui font des trous dans le corps, qui brûlent les yeux et assèchent la bouche, dis-nous l'insondable, l'innommable, le fourbe et l'inexorable.

Non? Tu ne peux pas? Tu en es incapable, tu as peur, peur de mourir à force de taquiner la vieille, la très vieille faucheuse des âmes les plus tendres, les plus naïves, tu crains que les gens ne te lisent plus, que les femmes te préfèrent les charlatans qui font des romans  comme l'horoscope, que les hommes t'envoient en enfer, l'oubli et le déclin, dis-nous l'être, ce rêve impossible, cette illusion volatile qui règne avec bruit et indécence, rien, le rien, le flocon d'une neige artificielle, le hasard et le néant, tu ne peux pas le dire, tu ne peux pas trouver les mots pour l'écrire, tu veux croire encore à la poésie, celle des gestes improbables des hommes, celle de la rosée et des laves qui coulent sur les pierres noires, la poésie qui surgit comme une erreur dans le calcul minutieux et inutile, la poésie est inutile, gratuite, absolument gratuite et inutile comme la beauté inaccessible d'un temps qui se fait écume à l'infini, dessine ou écris, mais ne nous dit plus que l'âme est tarie, que la source s'est égarée, l'eau du mystère coule encore, attend la nuit et ses ombres, attends le silence qui écrase ta poitrine et te soulève comme une feuille sèche d'automne, le songe te donne un baiser pour que jamais tu ne tombes dans la brutalité d'un monde fou de laideur."


Mai 2006, Tahar BEN JELLOUN

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