mercredi 14 août 2013

Pascal QUIGNARD, Les désarçonnés

     Tous les enfants trouvent dans l'exemple de ceux qui les ont conçus le modèle de leur malheur. De là la structure si étrange du retard qui affecte le temps humain, particulièrement dans les sociétés industrielles, savantes, scolaires, passionnées de nouveautés techniques, où les études sont prolongées très loin au-delà de la puberté. La souffrance à laquelle les jeunes gens s'apprêtent les attire comme un souvenir de plus en plus inconsistant et, à leurs yeux, incompréhensible. Ils se rapprochent sans le savoir de ceux qui ont cessé de vivre depuis longtemps, relayant des manières d'être qu'ils n'ont qu'entraperçues. Ils sont vieux déjà sans qu'ils en aient la perception. Leur enfer est le flambeau qui les éclaire, où ils ne voient que lumière. Seule reste une douleur, mais dont la plainte est devenue toute sonore, c'est à peine s'ils l'entendent, qui se transmet d'âge en âge, insensiblement, sous la forme de leur patronyme. 

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     Il se trouve que mon père, mes deux grands-pères, la plupart de mes arrières-grands-pères ont combattu au cours des trois guerres franco-allemandes qui se sont succédé. 
     Le 19 juillet 1870, le 3 août 1914, le 3 septembre 1939, eurent lieu trois mobilisations générales des deux côtés d'une frontière qui redevenait errante. 
     Dans ma famille on ne savait plus quand on était un Allemand, quand on était un Français. L'histoire est si lente. Dès 842 Strasbourg. Dès 843 Verdun. Dès 867 Metz. Les frontières sont des lignes imaginaires, mouvantes, cruelles, aïeules. Lignes de front où a lieu la bataille, lignes riches de dépôts archéologiques, d'armes, de chevaux, de charniers, d'inquiétudes. Lignes imaginaires des deuils et du doute. 

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     On appelle vendetta un échange de morts comme on appelle mariage un échange de femmes. Et chaque mort dans ce cas est d'autant plus un mariage qu'au terme d'une véritable vendetta on rapte l'épouse et les enfants de celui qu'on a tué en compensation du meurtre antérieur. C'est ainsi que je fus élevé par une jeune fille, par une femme adulte, par une vieille. 
     Cacilia, Anne, Marie. 
     Müller, Bruneau, Estève. 
     Dans l'humanité, si tout est symétrie, c'est parce que le langage symétrise tout. 
     Dans les sociétés animales tout est asymétrie : tout est prédation. La relation entre les fauves définit l'agression sans réciprocité. Dans le monde animal il n'y a pas la moindre guerre. L'individualité y est extrême. L'identité, le genre, la généralité, l'opposition qui l'appuie, ne naissent que chez les hommes. 
    C'est ainsi la langue seule, l'acquisition par l'enfant de la langue du groupe qui le précède, le simple fonctionnement de cette langue qu'il peine à faire sienne, qui rendent tout ce qui est différent opposé, réciproque, polarisé, sexuel, passionnant, jaloux, hostile, guerrier, ennemi. 

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     Dieu dit : Meliores sumus singuli. Nous sommes meilleurs isolés. Nous sommes seuls d'origine. On glisse sa tête dans l'Absence. On cadenasse la grille, on verrouille la porte, on ferme la fenêtre, on s'attend qu'au-dehors, très loin, le pogrom passe sans nous voir. 
     Sumus singuli. 
     Il n'est pas judicieux de poursuivre les souhaits de ses parents. Il est malencontreux de suivre les voeux du groupe. Que rien ne se transfère sur ta tête. Evade-toi du transfert. cesse de servir. "Partout la haine est primaire" veut dire "Partout la solitude est préférable". 
     Sénèque a écrit : Deviens exauctoratus. Mot à mot : "Deviens désengagé comme gladiateur". "Exauctoro" est un performatif qui signifie : "je donne son congé à un soldat". Prononcé par l'empereur quand les spectacles ont lieu, le mot signifie : "Je libère le gladiateur de la servitude de l'arène". "Je libère le gladiateur du service de l'arène" veut dire "Je délivre cet homme de la mort au terme du combat". 
     Deviens ex-autorisé.
     Les verba exauctorata sont des mots hors d'usage. 
     Deviens un mot hors d'usage.  
     Autorise-toi à quitter ton patronyme afin de devenir sur tes lèvres comme un mot hors d'usage. 


P. QUIGNARD (chap. IV), 2012



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